Manager par la confiance ?

(Les mutations du travail 1)

Révolution du don, entreprise libérée…  A travers nombre de tendances actuelles, la confiance semble être la problématique managériales du moment.

2016-04-10_16h51_22

Est-ce à dire que jusqu’alors il était possible de manager sans confiance ?

Petit retour historique sur la question de la confiance en  un siècle de management.

On peut bien sur faire remonter le management à l’aube des temps humains, en ce sens que depuis toujours certaines activités de la vie collective ont nécessité que l’on en délègue le commandement à l’un des membres du groupe, pour assurer la coordination de l’action (1).

Mais si l’existence d’un rapport commandant/commandé(s) ou leader/suiveur(s) a toujours existé, peut-on le qualifier de management (2) ?

1/ L’ère des pères fondateurs du management – le temps des ingénieurs

 

Si l’on s’en réfère aux écrits, les problématiques managériales émergent avec la révolution industrielle ; elles ne sont pas posées par les propriétaires financiers des entreprises, mais par des ingénieurs : les hommes de la technique, de la « science dure »  (physique, chimie, mécanique…) qui doivent comme manageurs se confronter aux sciences sociales, à travers les hommes qui travaillent pour eux.

Cet acte de délégation du capitaliste vers des techniciens ressemble beaucoup à celui du propriétaire terrien qui confie l’administration de son domaine à un intendant ou à un régisseur (on notera au passage que cette délégation implique une confiance réciproque). La différence tient plutôt au lien entre le délégataire (intendant ou ingénieur) et les personnes qui travaillent pour lui.

Dans le monde rural (de l’époque), comme dans le monde préindustriel, la productivité n’était la préoccupation centrale. Dans la grande entreprise industrielle en gestation entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, elle le devient :

  • parce que « le capital (ou le capitaliste) » est demandeur,
  • mais aussi et surtout parce que les conditions sont réunies pour que cela devienne possible.

Sur le premier point, c’est une évidence : l’investisseur a tout intérêt au meilleur retour sur investissement possible, et la productivité est l’un des outils pour maximiser ce retour. Mais  ce même investisseur est dépendant du technicien à qui il délègue l’organisation du travail, qui lui seul peut augmenter cette productivité. Nous verrons d’ailleurs que ce technicien devenu manageur n’a pas toujours eu intérêt à la maximisation du profit (Voir partie 2/).

Le second point mérite d’être exploré davantage. Il repose sur la coexistence de 4 facteurs : un lieu clos que constitue l’usine, la compétence technique et scientifique des ingénieurs-manageurs, l’absence de compétences des personnels d’exécution et une quantité de travailleurs disponibles presque illimitée :

  1. L’usine est un lieu clos dans lequel les matières premières entrent d’un côté et les produits finis sortent de l’autre. Tout ce qui se passe entre les deux est observable et contrôlable. C’est presque un laboratoire dans lequel on peut faire bouger un élément et observer les effets de cette modification toutes choses égales par ailleurs.
  2. Ce laboratoire que constituent les ateliers (la mine, le chantier…) est sous la responsabilité de nos ingénieurs-manageurs qui disposent des connaissances scientifiques nécessaires pour en exploiter les possibilités, dans un environnement culturellement marqué par le positivisme.
  3. A l’inverse, les ouvriers, fraîchement venus des campagnes et sans culture industrielle, ne possèdent aucune compétence (3) autre que celle autorisée par leur corps (force de travail). Cette absence de compétence soumet les ouvriers à leur hiérarchie, dans la mesure où ils ne disposent d’aucun élément de différentiation autre que cette force de travail physique. Cela met en concurrence les ouvriers entre eux, sans leur fournir individuellement un moyen de négociation technique pour créer un rapport de force avec l’entreprise, et ce d’autant que cet effet se conjugue avec le point quatre ci-dessous .
  4. Enfin, le fait de disposer d’une réserve de main d’œuvre quasi illimitée n’impose pas nécessairement de former les opérateurs ; il est plus simple de diviser le travail à un niveau tel que chaque poste n’implique qu’une tâche limitée pouvant être rapidement apprise par n’importe qui, ce qui rend l’ouvrier parfaitement interchangeable.

 

Partant de ces 4 facteurs, le travail de l’ingénieur-manageur consiste à définir au mieux le processus de production, et à mettre en place un mécanisme de contrôle des ouvriers pour s’assurer que ces derniers font un travail conforme aux prescriptions, en donnant le meilleurs d’eux-mêmes (c’est à dire le maximum). Le mécanisme de contrôle est le « petit chef » qui dispose pour être entendu d’un pouvoir simple : la possibilité de renvoyer celui dont le comportement n’est pas conforme.

Dans ce contexte, le comportement logique de l’ouvrier est d’essayer d’échapper aux sujétions du travail (ne pas faire le maximum)… Ce qui en fait naturellement un tire au flanc pour sa direction (4).

Comme on peut le voir, la mise en place des lignes hiérarchiques dans l’usine de la révolution industrielle ne repose pas vraiment sur la confiance !

2/ Des rapports de force à la technostructure

La révolution organisationnelle associée à la révolution technique qui caractérisent le début de l’ère industrielle a été terriblement efficace d’un point de vue productivité.

Mais si l’on s’en était tenu là, elle aurait rapidement été insoutenable humainement et non viable économiquement.

Côté économique, production de masse implique consommation de masse. Or si la mise en concurrence des travailleurs tire les salaires vers le bas, alors que la productivité augmente, qui achètera les produits ? Croissance économique implique nécessairement, à l’époque, « progrès social » pour être viable.

Côté humain, le modèle décrit plus haut est nécessairement porteur de conflits.

Conflits sociaux au sens classique du terme :

  • Les grèves et toutes les violences qui pouvaient les accompagner ont progressivement fait émerger le droit du travail et les règles de la négociation sociale ont, notamment, fait progresser les salaires.

Conflit plus larvé au sein des ateliers :

  • Des collectifs de travail peuvent entrer dans un rapport de force avec la ‘’maîtrise’’, une nouvelle catégorie de manageurs, qui pilote au quotidien le fonctionnement des lignes de production…  Cette dernière peut, dans un contexte d’augmentation rapide de la productivité,  »acheter la paix sociale » en sacrifiant une partie de ces gains (baisse des cadences pour les humains, temps de pause…), dans la mesure où ce n’est pas très/trop visible sur la courbe des gains de productivité.
  • Aux côtés des OS (ouvriers spécialisés sans qualification et sans compétences particulières) s’est développée toute une hiérarchie ouvrière qui pourra utiliser ses compétences pour négocier des avantages particuliers (3).

 

L’augmentation de la taille des (grandes) entreprises a provoqué dans de nombreux cas un morcellement de l’actionnariat et souvent un délitement des directions familiales, au profit de  »patrons salariés ». Après les ingénieurs-manageurs, voici les directeurs-manageurs.

Ces derniers, comme salariés, ne possèdent pas beaucoup d’actions de l’entreprise. Leur préoccupation majeure n’est donc pas la rentabilité du capital mais plutôt la croissance de l’entreprise. Plus l’entreprise croît et plus le prestige et la rémunération de son dirigeant croît. Pour cela une seule recette : satisfaire suffisamment les actionnaires par un dividende régulier et gagner la paix sociale avec les salariés… Ce qui ne pose pas beaucoup de problème tant que la croissance économique et les gains de productivité qui la soutiennent permettent un partage de ses fruits (5).

 

Le temps de la confiance est-il pour autant venu ?

Difficile à dire. Car tout à la fois le mécanisme de  »partage des fruits de la croissance » constitue un modèle dans lequel tout le monde semble trouver son intérêt et il repose (en France) sur la persistance d’un discours de lutte des classes opposant une classe ouvrière (bien différente de celle de la révolution industrielle) et un patronat qui n’en est de fait plus tout à fait un (puisque les dirigeants sont salariés et qu’ils ne défendent pas véritablement les seuls intérêts des actionnaires détenteurs du capital).

Les partenaires sociaux qui entretiennent le  »jeu de la lutte des classes  », tout en négociant les compromis sur le partage des fruits de la croissance, constituent un indicateur indirect de la confiance. Au quotidien, les salariés travaillent avec leur hiérarchie, avec laquelle on peut trouver une grande diversité de rapports.

S’il est délicat de parler de confiance le long de la ligne hiérarchique, peut-être peut-on affirmer que globalement les salariés font confiance à leur entreprise (on peut l’observer lors de plans sociaux dans lesquels les collaborateurs se sentent trahis ). Et réciproquement, il existe une forme de fidélité de l’entreprise vis-à-vis de ses collaborateurs qui transforme de fait le contrat à durée indéterminée en contrat à durée illimitée et qui améliore régulièrement les conditions de travail.

 

3/ La théorie de l’agence et la revanche de l’actionnaire

Dans les années 70 et 80, sur la double pression de la crise économique (qui réduit les marges et donc les  »fruits à partager ») et du développement des idées libérales (ce sont les années Thatcher et Reagan), les rapports de force vont se modifier.

Une théorie économique majeure va progressivement s’imposer pour penser les organisations : la théorie de l’agence.

Dans la période précédente, le dirigeant salarié était un véritable médiateur entre :

  •  l’actionnaire à qui il devait apporter une rémunération convenable pour maintenir sa confiance
  • les salariés, par une amélioration des rémunérations et des conditions de travail
  • l’entreprise et son avenir, par l’investissement porteur de croissance.

Désormais, il va avoir un camp unique : celui de l’actionnaire financier (pas le bon père de famille qui attend d’un placement un revenu stable sur le long terme, mais le spéculateur qui veut de la valeur ajoutée à court terme, puisqu’il peut aujourd’hui très rapidement réorienter ses investissements insuffisamment rentables).

Pour cela un moyen simple : rémunérer le dirigeant salarié sur la base de la valeur créée pour l’actionnaire.

 

Dans ce nouveau cadre, le dirigeant  »pivot » qui articulait les enjeux des différentes parties prenantes de l’entreprise devient  »l’agent » exclusif de l’actionnaire, actionnaire qui légitime son pouvoir sur deux affirmations pour le moins contestables :

  1. Le droit de propriété tout d’abord puisque, par abus de droit, l’actionnaire propriétaire de sa part sociale (et non de la société) se présente comme propriétaire de la société (l’enveloppe juridico financière) et, partant de là, propriétaire de l’entreprise qu’habille juridiquement la société (6) .
  2. Le risque ensuite : l’accaparement du profit et la nécessité de créer de la valeur pour l’actionnaire résulteraient du risque de perte que prend celui-ci dans la création de l’activité, par opposition à la sécurité du travailleur dont le salaire est garanti par son contrat de travail. Le discours est spécieux. Ce qui fut vrai au début du capitalisme (patrimonial) et ce qui demeure vrai pour les créateurs  de TPE/PME (capitalisme patrimonial également) ne tient plus pour la société financière qui est capable de réallouer très rapidement ses ressources.

 

Dans ce contexte, il est évident que malgré les discours sur  »la première richesse des entreprises ce sont ses hommes et ses femmes » ou sur la  »responsabilité sociale ou sociétale des entreprises », les conditions de développement de la confiance ne sont pas véritablement réunies.

 

4/ Et la confiance dans tout ça ?

Compte tenu du point 3/, on aura beau jeu de critiquer la soit disant  »génération Y » (7) qui serait opportuniste et qui refuserait de s’engager sur le long terme comme le faisait ses aînées…

La mise en tension des individus au sein des organisations professionnelles dans ce schéma de création de valeur pour l’actionnaire conduit à l’explosion des collectifs de travail, au profit d’une individualisation des relations (8). Dans ce cadre, les rapports de force deviennent individuels : celui qui dispose de compétences  »rares », ou qui sait faire passer ses compétences pour telles, est en situation de force. Les autres sont condamnés à subir.

 

Faut-il pour autant être pessimiste ? Les salariés qui ne peuvent pas créer des rapports de force en leur faveur sont-ils condamnés à devenir des exclus à la charges de la société (des  »assistés » !) ou s’ils refusent l’exclusion, de  »s’uberiser » (9) ?

 

Pas nécessairement :

  1.  D’abord, les modèles décrits dans les 3 premières parties sont ceux de la grande entreprise. S’il concerne un très grand nombre de salariés, ce n’est qu’un petit pourcentage du nombre d’entreprises. L’univers des PME et des TPE est beaucoup plus divers et la question de la confiance s’y pose différemment…
  2. Ensuite, n’oublions pas qu’un marché est un lieu d’échanges sécurisés par des normes, pas la jungle… et que c’est la confiance que les participants au marché ont dans les règles de celui-ci qui fluidifie l’échange. Le délitement des liens interindividuels au sein des organismes professionnels et le fait d’y substituer des rapports de force ou de pression ne peut constituer un système général tenable (10). On pourrait ainsi légitimement penser que le système va exploser. Mais l’économie de marché capitaliste, quoiqu’on puisse en penser, a par le passé prouvé sa capacité à surmonter ses contradictions internes et à se réinventer : l’implosion n’est pas inéluctable…  mais les dégâts collatéraux (perte de sens, burn-out, souffrance au travail…) peuvent être (sont déjà) importants…
  3. Enfin, derrière la structuration verticale des grands groupes dans la course aux économies d’échelles, aux synergies, aux mutualisations… de nouvelles formes commencent à apparaître, dessinant un foisonnement de nouvelles pratiques dans lesquelles les rapports humains, et donc la confiance, tiennent à nouveau un rôle important.

Alors, peut-on manager par la confiance ? Surement, même si beaucoup de pratiques restent à inventer ou à mettre en mots : le management du XXIème siècle reste en grande partie à inventer.

A suivre.

Denis CHAUMAT

 

(1) Cette affirmation mériterait d’être développée, notamment sur les mécanismes sociaux de délégation de cette fonction.

(2) Peut-être peut-on parler de proto-management.

(3) La compétence peut être ici définie comme une ressource spécifique à un individu ou à un groupe d’individus. Dès lors que cette compétence est vue comme indispensable et rare par l’organisation, elle confère à ses titulaires un pouvoir de négociation avec l’organisation qui relativise le « pouvoir hiérarchique théorique ».

(4) Voir les présupposés de la  « Théorie X de Mc GREGOR » : les salariés n’aiment pas travailler, ils sont fainéants, ils évitent les responsabilités et n’agissent que sous la contrainte ou la pression (c’est moi qui résume).

(5) Voir « Le nouvel état industriel » de John Kenneth GALBRAITH (1967).

(6) Aujourd’hui un certain nombre d’observateurs du monde de l’entreprise, dont des juristes, contestent ce raccourci. Voir par exemple :

  • SEGRESTIN, ROGER et VERNAC : l’entreprise point aveugle du savoir – Editions sciences humaines 2014
  • Olivier FAVEREAU, Entreprises : La grande déformation collection Parole et silence, Collège des Bernardins paru en 2014 ou Penser l’entreprise
  • Olivier FAVEREAU et Baudoin ROGER : Penser l’entreprise paru au Collège des Bernardins en 2015

(7) Voir l’article : La génération Y est-elle aussi particulière qu’on l’affirme généralement ou est-elle simplement représentative d’un monde en changement ?

(8) L’entretien annuel et sa  »fixation d’objectifs individuels », la logique compétence, le salarié acteur du maintien de son employabilité, la rémunération à la performance… toutes ces pratiques, qui peuvent être bonnes par ailleurs, tendent à dissoudre les collectifs pour privilégier la relation de l’organisme à l’individu.

(9) Salariés qui se trouvent dans les situations des chauffeurs du site  »UBER », soumis et dépendants comme un salarié mais avec tous les inconvénients d’un travail libéral, en travaillant pour une structures qui refuse de se présenter comme une entreprise vis-à-vis d’eux, ne voulant être qu’une  »plateforme de mise en relation »… On pourrait dans ce cadre mettre aussi un grand nombre d’autoentrepreneurs.

(10) Il existe depuis longtemps des sociétés qui ont fait de la pression un mode de management : on peut citer par exemple les grands cabinets d’audit financier de culture anglo-saxonne qui pressurent les jeunes diplômés venus chercher une précieuse expérience sur leur CV, en éliminant naturellement la majorité (qui partent d’eux-mêmes, quand ils ne supportent plus la pression), ne conservant que les meilleurs (ou plus exactement ceux qui sont adaptés à ce système)…