Le salariat, ou la soumission acceptée

(Les mutations du travail 3)

Le salariat est-il condamné ?

Malgré le développement de l’auto-entreprenariat et l’uberisation de la société, c’est encore loin d’être le cas.

2018-02-12_17h15_00Cela génère pourtant un amusant retournement historique : la précarité associée à ces formes alternatives de développement de l’activité économique conduit à faire du  salariat un statut enviable… alors même qu’il résulte initialement de la domination du  »capital sur le travail » et  »de l’aliénation du travailleur » .

Nous avons montré dans  »Le management, outil de domination ? » comment, à travers des mécanismes de  »division extrême du travail », les formes organisationnelles qui ont émergé lors de la révolution industrielle ont soumis les corps des ouvriers. Nous avons montré également dans cet article comment l’émergence du droit du travail a acté les rapports de domination économique et organisationnelle en faisant du lien de subordination l’un des trois éléments constitutifs du contrat de travail.

Posé comme cela, on pourrait penser que la création de ce rapport de domination dans le travail s’accompagnerait de l’émergence d’une lutte pour l’émancipation des travailleurs, contre une forme d’esclavage moderne.

Dans les mots, elle a bien eu lieu à travers les discours sur la lutte des classes, mais dans les faits les choses sont plus complexes. Le discours inspiré des écrits de Marx oppose les travailleurs aux capitalistes, la classe ouvrière au  »capital », structurant la lutte en deux camps opposés et irréconciliables. Dans ce discours, le mythe révolutionnaire entretient l’idée du grand soir où les forces révolutionnaires renverseraient l’ordre capitaliste pour fonder une société nouvelle exempte de capitalistes et donc de domination. Pourtant, même s’il y a eu des poussées de fièvre, le  »grand soir » n’est jamais venu. Le système n’a jamais été renversé. Au contraire, la lutte des salariés a conforté le système… en l’aménageant. Progressivement, de nouveaux droits ont été acquis par les salariés, ne supprimant pas le lien de domination, mais l’aménageant et le rendant de moins en moins  »invivable ».

Comment le glissement de la révolution à l’évolution s’est-il produit ? Par l’effet conjoint de trois phénomènes :

  1. une erreur dans la formulation du rapport de domination
  2. l’existence d’autres acteurs qui ne sont jamais intégrés (sinon pour être assignés à l’un des camps) dans le discours de lutte des classes
  3. la croissance économique

Le discours de base de la lutte des classes oppose l’ouvrier au capitaliste, le premier comme dominé, le second comme dominant. Or, dans les faits, si l’on peut clairement classer le salarié de la révolution industrielle comme étant le dominé, la question du capitaliste comme dominant est plus délicate. Certes, lors de la révolution industrielle, le rapport de  force était plutôt en faveur du capital… mais cela suffit-il à faire capitaliste un  »dominant » ?  Nous avons vu que le salarié était soumis à une domination économique (par son interchangeabilité sur le marché du travail), à une domination organisationnelle (par la soumission des corps au dispositif de production) et par la domination juridique (la subordination qui acte les deux précédents).

La domination économique tient à trois facteurs :

  • le choix organisationnel d’utiliser une main d’œuvre non qualifiée qui rend les ouvriers  interchangeables entre eux
  • la possibilité offerte par ce choix organisationnel de confisquer au profit de l’entreprise (et donc de ses propriétaires) les gains de productivité
  • l’existence d’un réservoir de main d’œuvre presque illimitée via l’exode rural.

Ce qui rend le rapport de force économique déséquilibré, ce n’est pas la force intrinsèque des capitalistes, c’est une mutation sociétale en cours à l’extérieur des entreprises, d’une part, et une mutation organisationnelle au sein des entreprises d’autre part :

  • La mutation sociétale sort la problématique du salariat de la seule sphère économique pour l’amener sur le champs politique et donc introduire l’état comme partie prenante de cette transformation.
  • La mutation organisationnelle n’est pas le fait des capitalistes, mais des ingénieurs et plus largement des cadres salariés des entreprises : ils ont par leur action conforté le rapport de force des capitalistes… et ont pris les rênes des entreprises en s’intercalant entre le capital et le travail.

Voici donc un jeu à quatre : salarié, capitaliste, cadre et état. Alors que les débats focalisent le conflit entre les deux premiers, les deux autres, l’un par l’extérieur, l’autre par l’intérieur, font progressivement évoluer le système :

  • L’état, avec la responsabilité de maintenir l’unité du pays et de pacifier les relations sociales, a relayé les attentes des salariés et progressivement inscrit dans la loi de nouveaux droits pour rééquilibrer la relation salariale…  ce qui a conduit à maintenir un système de domination économique favorable au capital, puisque le capitaliste reste présenté comme le possesseur de l’entreprise… ce qui peut largement se discuter.
  • Les cadres dirigeants, à la fois salariés (ils n’ont à l’origine pas de part dans le capital) et mandataires des capitalistes au sein de l’entreprise, jouent eux leur propre partition sur la ligne de front du conflit capital/travail. Ce sera particulièrement net lors des trente glorieuses. En assurant une partage de la valeur ajoutée produite entre le développement de l’entreprise et la rémunération de l’actionnaire, ils s’assurent le contrôle des entreprises :
    • Une part pour la croissance de l’entreprise, c’est potentiellement plus d’emplois et potentiellement des avantages nouveaux pour les salariés… aux premiers rend desquels figurent ces cadres de direction.
    • Une part pour l’actionnaire qui, s’il est satisfait du rendement de ses actions, ne se mêlera pas trop du fonctionnement de l’entreprise et laissera les mains libres à ses mandataires.

Ainsi, sous couvert de lutte des classes, un compromis social s’est progressivement construit au sein des grandes entreprises, compromis qui irriguera progressivement toute la société pour en faire une société de salariat : en 2014, le pourcentage de salariés dans la population active occupant un emploi est de 88,5 % (Source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1560271).

Le salariat est progressivement devenu un gage de sécurité et de stabilité pour la population en âge de travailler, par l’obtention progressive de droits supplémentaires en matière de santé, d’assurance chômage, de retraite, de limitation du temps de travail, de congés, d’évolution professionnelle et d’évolution salariale… permettant aux enfants des trente glorieuses, et à leur suite à ceux de mai 68, d’envisager une vie en progrès permanent sans prendre de grands risques.

Somme toute, une vie plutôt agréable dans une période de progrès comme on en a peu vu dans l’histoire, au prix d’une petite soumission aux lois de l’entreprise. Le deal était tentant…

Mais souvent, quand on commence vraiment à considérer les choses comme acquises, vient le moment où les déséquilibres invisibles du système se rappellent à nous : le système s’est construit sur la croissance et les gains de productivité, que se passe-t-il lorsque ces derniers calent et que le système n’a plus de carburant ?

A suivre !

Denis CHAUMAT